La fermeture générale et absolue des bâtiments de culte est disproportionnée par rapport à l’objectif de protection de la santé publique durant l’épidémie de Covid-19
CE référé, 18 mai 2020, req. n° 440366 et 440519 – Lexbase, hebdo édition publique n° 587 du 4 juin 2020 : Covid-19
Par Lorine Pérez, avocat collaborateur chez CITYLEX AVOCATS
La propagation du virus Covid-19 et les conséquences de celui-ci sur la santé publique ont conduit les pouvoirs publics à prendre des mesures pour la plupart contraignantes afin d’endiguer l’épidémie.
Ces mesures, visant essentiellement à limiter les libertés publiques (liberté d’aller et venir, liberté du commerce et de l’industrie, vie privée et familiale…), ont fait l’objet de plusieurs recours devant le Conseil d’Etat.
C’est ainsi que le Conseil d’Etat a rendu une série d’ordonnances le 18 mai 2020 concernant l’accès aux établissements de culte.
En effet, dès le 23 mars 2020, il avait été décrété que les établissements de culte pouvaient rester ouverts. Une faculté d’ouverture toutefois très limitée puisqu’il était interdit de se rassembler et se réunir au sein de ces établissements, la seule exception prévue concernant les cérémonies funéraires de moins de 20 personnes (décret n° 2020-293 du 23 mars 2020).
Après plusieurs abrogations et décrets successifs, seul le III de l’article 10 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 pouvait faire l’objet d’une saisine du juge administratif dont la rédaction demeurait inchangée depuis le 23 mars 2020.
Plusieurs associations et requérants individuels ont donc saisi le Conseil d’Etat d’une requête en référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Dans ce type de référé, il est fait droit aux demandes des requérants lorsqu’ils parviennent à démontrer une urgence à statuer en cas d’atteinte manifestement grave et illégale à une liberté fondamentale.
Ce référé connaît un triste succès en cette période d’état d’urgence sanitaire puisqu’il a également été utilisé dans le cadre de l’utilisation des drones de surveillance ou encore pour solliciter la prise de mesures destinées à assurer la fourniture de matériels de protection médicale et sanitaire.
Dans ce cas précis, les demandes des requérants étaient variées : certains demandaient à ce qu’il soit ordonné au pouvoir compétent de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l’exercice immédiat de la liberté du culte, certains formulaient les mêmes demandes assorties d’une astreinte, d’autres souhaitaient qu’il soit enjoint au Premier ministre d’autoriser les cérémonies religieuses à partir du 11 mai 2020 ou encore qu’il soit prononcé la suspension des dispositions contestées.
Si les demandes divergeaient légèrement, le résultat attendu ainsi que les moyens soulevés étaient identiques. Il s’agissait de permettre rapidement la reprise des cérémonies religieuses car les mesures contestées portaient une atteinte grave et immédiate à la liberté du culte.
Le référé-liberté implique dans un premier temps de se questionner sur l’existence d’une liberté fondamentale (I) pour, dans un second temps, analyser les conditions de l’urgence et de l’atteinte manifestement grave et illégale à une liberté fondamentale (II)
I – La liberté de se rassembler au sein d’un édifice pour y exercer son culte est une liberté fondamentale
Avant de s’intéresser plus particulièrement à la liberté fondamentale en cause, le Conseil d’Etat rappelle les circonstances particulièrement exceptionnelles auxquelles le pouvoir exécutif fait actuellement face dans la gestion de l’épidémie de Covid-19 (considérants n° 4 et 5).
Ces deux considérants sont désormais présents dans toutes les décisions en lien avec l’épidémie. Si ces considérants participent bien évidemment à la motivation de l’ordonnance, ils serviront également à limiter l’utilisation de ces jurisprudences à l’avenir devant les juridictions administratives.
Ceci étant dit, le juge des référés n’est pas privé de son office du fait de ces circonstances particulières et participe toujours à la protection des libertés fondamentales, ce qu’il rappelle d’ailleurs très précisément en insistant sur la nécessité de concilier sauvegarde de la santé et légalité des mesures (considérants n° 6 et 7).
L’ensemble des requérants a donc contesté la mesure d’interdiction des rassemblements au sein des édifices du culte en ce qu’elle portait atteinte à la liberté du culte. D’autres libertés ont pu être mises en avant par les requérants telles que la liberté d’expression ou encore la liberté de réunion mais le Conseil d’Etat n’a retenu que la liberté de culte.
Le caractère fondamental de la liberté de culte ne fait désormais plus aucun doute. Elle figure au rang des libertés les plus essentielles et chaque juridiction est tenue d’en assurer la protection dans le cadre de sa mission (voir par exemple devant le Conseil d’Etat : CE, 14 mai 1982, n° 31102, devant la Cour de cassation : Cass. crim., 21 juillet 1971, n° 70-92118 ou devant le Conseil constitutionnel : Décision 2010-613 DC, 7 octobre 2010).
Le Conseil d’Etat prend tout de même le soin de citer chaque fondement juridique à cette liberté du culte et plus particulièrement l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
Ces divers fondements permettent de faire émerger les différentes composantes de cette liberté du culte. L’une de ces composantes et la plus évidente est le fait de ne pas subir de discrimination du fait de sa religion. Cette liberté du culte implique également la liberté d’agir conformément à sa conscience.
En l’espèce, le Conseil d’Etat n’est pas amené à se prononcer seulement sur la liberté du culte mais sur une éventuelle liberté de se réunir collectivement dans un édifice cultuel pour y exercer son culte.
Sans trop de difficultés, le juge des référés identifie pour la première fois cette liberté fondamentale tenant au droit de participer collectivement à des cérémonies en particulier dans les lieux de culte. Sans trop de difficultés puisqu’il s’agit d’appliquer les dispositions de l’article 9 de la CESDH et de l’article 25 de la loi du 9 décembre 1905.
La reconnaissance de ce droit est immédiatement accompagnée de certaines limites. En effet, son exercice doit respecter l’ordre public et doit se concilier avec l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé.
Cette condition tenant à l’existence d’une liberté fondamentale étant désormais remplie, le juge des référés peut analyser les conditions de l’urgence et de l’atteinte manifestement grave et illégale.
II – Le Conseil d’Etat reconnaît le bien-fondé des requêtes au regard de l’urgence et de l’atteinte manifestement grave et illégale au droit de participer collectivement à des cérémonies religieuses
Premièrement, sur la condition d’urgence qui constitue l’essence même de la procédure de référé, elle est classiquement considérée comme caractérisée lorsqu’il est indispensable que le juge prenne une mesure dans un délai de 48 heures (CE, 28 février 2003, Commune de Pertuis, n° 254411) au regard des circonstances particulières de l’espèce (CE, 20 novembre 2019, M. A. c. Maison d’arrêt de Grasse, n° 435785).
Toutefois, l’urgence peut aussi directement résulter de l’atteinte grave à une liberté fondamentale.
Le seul fait qu’une liberté fondamentale soit en cause peut permettre de regarder la condition d’urgence comme caractérisée (voir pour un exemple récent, CE, 20 décembre 2019, n° 436700).
En l’espèce, c’est dans cette seconde voie que le Conseil d’Etat semble aller pour caractériser la condition de l’urgence. Il relève à cet égard que les fidèles ne peuvent pas se rassembler à huis clos et constate que d’importantes fêtes religieuses vont se tenir prochainement. Ces seuls éléments lui permettent de constater l’urgence à statuer.
Deuxièmement, sur l’atteinte manifestement grave et illégale à une liberté fondamentale, le Conseil d’Etat se livre à une analyse très classique d’une mesure de police administrative.
En effet, la mesure visant à interdire les rassemblements dans un certain lieu constitue une mesure de police administrative générale qui doit être prise dans un but de protection de l’ordre public et doit être nécessaire, adaptée et proportionnée par rapport à l’objectif poursuivi (CE, 24 juillet 2019, M. B. c. Ministre de l’intérieur, n° 418113).
Dans le cas présent, la mesure visait à protéger la santé publique, l’une des composantes de l’ordre public général. Le but étant facilement identifiable, le juge des référés devait opérer un contrôle entre la mesure et son objectif.
Le juge des référés a tout d’abord constaté que cette mesure répondait à l’obligation de nécessité au regard du risque de contamination élevé dans ce type de lieu.
C’est sur le caractère proportionné et adapté de la mesure que le Conseil d’Etat va concentrer son attention.
Il relève ainsi que d’autres activités font l’objet d’un régime moins restrictif (transports de voyageurs ou magasins de vente par exemple).
Il constate également que les institutions religieuses ont proposé de soumettre l’ouverture des lieux de culte à des règles de sécurité adaptées sans que le pouvoir exécutif ne parvienne à démontrer que leur mise en œuvre était impossible.
Le Conseil d’Etat considère alors qu’il existait des mesures moins contraignantes pour parvenir à assurer la protection de la santé publique et reconnaît ainsi le caractère disproportionnée de la mesure générale et absolue visant à interdire les rassemblements et les réunions dans les lieux de culte.
Il va alors faire droit à une partie des demandes des requérants et décider d’enjoindre au Premier ministre de prendre les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu pour encadrer les rassemblements et les réunions dans les lieux de culte dans un délai de 8 jours.
Ces mesures ont été prises par un décret n° 2020-618 du 22 mai 2020 qui autorise désormais les rassemblements dans les lieux de culte dans le respect des mesures d’hygiène comprenant notamment une distanciation physique d’au moins 1 mètre entre deux personnes et le port du masque obligatoire pour toute personne de plus de 11 ans.
Quel impact dans ma pratique ?
Le référé-liberté présente un véritable intérêt face aux décisions administratives portant atteinte aux libertés fondamentales et permet d’obtenir une décision du juge administratif dans un délai très bref.
L’audience orale présente également un réel intérêt pour convaincre le juge que certaines mesures doivent être prises pour mettre fin aux atteintes préalablement identifiées.
Lire l’article paru dans Lexbase, hebdo-edition-publique-n-587-du-4-juin-2020