Le Port autonome de Nouvelle-Calédonie (PANC), établissement public à caractère industriel et commercial territorial, est compétent pour gérer notamment un port de plaisance dit « Sunset Marina » à Nouméa. Désireux d’en confier la gestion à un concessionnaire, le PANC a organisé une procédure de publicité et de mise en concurrence, sur le fondement des dispositions de l’article 92 de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie. Lors de sa séance du 21 février 2019, la commission de délégation de service public a classé l’offre de la Société d’économie mixte de la Baie de la Moselle (SODEMO) en première position et celle de la Société Sunset Marina en seconde position. Par lettre du 6 juin 2019, l’établissement public portuaire a informé la société Sunset Marina du rejet de son offre.
Saisine du juge des référés
Cette société a décidé de saisir le juge des référés du Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie d’une requête en référé précontractuel, sur le fondement de l’article L. 521-24 du code de justice administrative.
Elle faisait notamment valoir que la décision d’attribution de la concession de service public à la SODEMO était entachée d’irrégularité pour le motif tiré de l’absence d’impartialité de l’autorité concédante, au motif qu’elle avait demandé et obtenu de l’autorité concédante un report de la date de remise des offres, en raison de la circonstance particulière que l’autorité concédante était actionnaire de la société d’économie mixte attributaire.
Et le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, a, par une ordonnance du 27 juin 2019, retenu ce moyen et annulé la procédure de passation de la délégation de service public au motif que le PANC avait manqué au principe d’impartialité en favorisant délibérément le candidat attributaire.
Les deux pourvois en cassation
Le Conseil d’Etat allait être saisi de deux pourvois en cassation dirigés contre cette ordonnance, par l’autorité concédante, d’abord, et par l’attributaire initial, ensuite. Les questions de principe que devait se poser le juge de cassation étaient les suivantes :
la circonstance qu’une personne morale de droit public décide un report de la date de remise des offres à la demande d’une candidate, au sein de laquelle elle est actionnaire, suffit-elle à disqualifier cette société ou celle-ci peut-elle être désignée attributaire du contrat et, dans l’affirmative, selon quelles modalités ?
Il convient de rappeler d’abord quels principes cardinaux régissent le droit de la commande publique.
L’article L.3 du Code dispose : « Les acheteurs et les autorités concédantes respectent le principe d’égalité de traitement des candidats à l’attribution d’un contrat de la commande publique. Ils mettent en œuvre les principes de liberté d’accès et de transparence des procédures, dans les conditions définies dans le présent code. Ces principes permettent d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics. »
Par un arrêt 14 octobre 2015, Société SA Applicam, n° 390968, le principe d’impartialité a été érigé en principe général du droit et rendu applicable à la commande publique en plus des principes cardinaux de liberté, d’égalité et de transparence codifiés postérieurement à l’article L.3 de ce code.
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat déclarait : « Considérant qu’au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ».
Dans l’affaire de la concession d’exploitation du port de plaisante « Sunset Marina », le Conseil d’Etat, tout en visant le même principe général du droit, n’a pas suivi au fond l’analyse du premier juge.
Accorder un délai à la candidate qui est aussi sa filiale et suspicion d’impartialité
Certes, il était établi que la société attributaire, la SODEMO, avait sollicité un délai supplémentaire auprès de l’autorité concédante pour remettre son offre et que ce délai lui avait été accordé. La Société Sunset Marina, concurrent évincé, considérait que la SODEMO ne justifiait en rien une telle demande dès lors notamment qu’elle n’avait demandé la communication d’aucune information complémentaire à l’autorité concédante et que cette dernière aurait dû lui opposer un refus, sauf à porter atteinte au principe d’égalité des candidats.
Mais le Conseil d’Etat, à la différence du premier juge, a neutralisé cette circonstance par une autre circonstance, sans doute jugée plus déterminante, tenant en l’espèce à l’existence de « raisons objectives » permettant de justifier de la prolongation du délai.
Mais, en outre et, peut-être même surtout, le Conseil d’Etat a relégué la question de la prolongation du délai de remise des offres au rang de simple détail. De manière plus consistante, et en quelque sorte pour replacer au centre du débat la question de fond, il a déclaré :
« le principe d’impartialité ne fait pas obstacle à ce qu’un acheteur public attribue un contrat de délégation de service public à une société d’économie mixte locale dont il est actionnaire, sous réserve que la procédure garantisse l’égalité de traitement entre les candidats et que soit prévenu tout risque de conflit d’intérêts. »
En d’autres termes, il n’est pas interdit d’attribuer un contrat à une société dont l’autorité concédante est actionnaire dès lors que cette attribution s’est faite dans le respect de l’égalité des candidats, d’une part, et en prévenant tout conflit d’intérêt, d’autre part.
Enfin, il relève incidemment mais expressément dans son arrêt que la participation du PANC dans le capital de la SODEMO représentait 11,43 % de ce capital. On ignore si cette proportion, relativement faible en valeur absolue, a ou non joué un rôle dans le contrôle de l’impartialité de l’acheteur public. Il est toutefois permis de douter qu’une telle solution eut été adoptée si le PANC avait détenu 85 % du capital de la SODEMO, maximum autorisé par la loi.
Mais il faut revenir sur les deux conditions érigées par le Conseil d’Etat à l’occasion de cet arrêt : respect du principe d’égalité et prévention des conflits d’intérêts.
Respect de l’égalité et prévention du conflit d’intérêts
Bien loin d’ériger une disqualification radicale de toute société d’économie mixte candidate à l’attribution d’un contrat passé par une personne publique qui détient une part de son capital, la juridiction administrative a préféré dégager des principes simples quant à leur énoncé et laisser aux acteurs publics la liberté de les mettre en œuvre, en se réservant la possibilité de sanctionner leur méconnaissance au cas par cas.
Il faut d’abord rappeler le sort particulier des SEM qui a fait l’objet par le passé de certaines hésitations, à l’épreuve de l’application du principe de mise en concurrence (CJUE, 18 novembre 1999, Teckal, C-107/98 ; CE, 6 novembre 2013, Commune de Marsannay-la-Côte, n°365079). Ces sociétés peuvent être attributaires de contrats sans mise en concurrence sous certaines conditions strictes.
Ensuite, il faut également rappeler le sort particulier des personnes publiques elles-mêmes candidates à l’attribution d’un marché public qui avait également été défini par la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, Ass., 30 décembre 2014, Société Armor SNC n°355563 puis CE, 14 juin 2019, n°411444). Le fait pour le juge administratif ne pas ériger d’interdiction stricte mais de préférer encadrer des situations particulières par l’application de certains principes est donc déjà connu et relativement classique.
Dans l’arrêt du 18 décembre 2019, le Conseil d’Etat s’inscrit dans la même logique, en mettant en avant le principe d’égalité, dont aucun élément ne permettait de démontrer une violation, en tous cas une fois écartée comme négligeable la circonstance de la demande, satisfaite, d’allongement du délai de remise des offres.
S’agissant plus particulièrement de la notion de conflit d’intérêts, il avait déjà été jugé qu’il appartient au juge de rechercher l’existence notamment de liens de subordination professionnelle entre le représentant de l’autorité publique et le représentant d’un candidat, et si eu égard à leur ancienneté et leur intensité, ils avaient été de nature à faire porter, par eux-mêmes, un doute sur l’impartialité de la personne publique (CE, 19 mars 2012, SA Groupe Partouche, n° 341562).
Par ailleurs, de manière classique, la prudence commande que si elle se trouvait en situation de conflit d’intérêts, toute personne décisionnaire devait s’abstenir de décider ou même, dans l’organe collégial où elle siège, s’abstenir de participer au vote, voire aux débats eux-mêmes (CE, 9 mai 2012, Commune de Saint-Maur-des Fossés, n° 355756). Il semble que cette notion de conflits d’intérêts dans l’attribution d’un contrat de la commande publique pourrait, à l’occasion d’un contentieux ultérieur, être davantage précisée. Et probablement gagnerait-elle alors à s’inspirer, sans pour autant la reprendre mot pour mot, de la définition très complète désormais fixée par l’alinéa 2 du I de l’article 25 bis de la Loi du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires.
Issu de la Loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie des fonctionnaires, cet article dispose : « Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions. »
Hormis les termes « ou paraître influencer » qui conduiraient à un puritanisme inutile, les notions d’interférence et d’influence, traduisant un manquement, permettraient de protéger efficacement les impératifs d’indépendance et d’objectivité, au même titre que le principe d’impartialité, déjà érigé quant à lui en 2015 en principe général du droit.
Au cas d’espèce, le Conseil d’Etat a relevé qu’aucun conflit d’intérêt n’était avéré dès lors que les deux membres du conseil d’administration du Port autonome de Nouvelle Calédonie qui étaient également administrateurs de la SODEMO n’avaient participé ni aux débats ni aux votes sur ce point. En l’absence d’un tel conflit, comme de toute atteinte portée au principe d’égalité, il ne restait donc plus aucun motif d’annulation de la procédure de passation. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a, en revanche, annulé l’ordonnance de référé du Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie. Et le Port autonome de Nouvelle Calédonie a pu concéder sa gestion à la SODEMO.
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Dans cette affaire, la recherche de la seule simplicité aurait peut-être conduit le juge à ériger une interdiction d’ordre général à toute société d’économie mixte dans l’attribution de contrats passés par l’un quelconque de ses actionnaires. Sans affirmer que le Conseil d’Etat a recherché la solution la plus complexe, il n’en reste pas moins qu’en s’abstenant d’un tel excès de simplicité, il a préservé la liberté des personnes publiques dans leur acte d’achat en leur laissant la pleine responsabilité d’appliquer elles-mêmes les principes législatifs de liberté, d’égalité et de transparence, et le principe d’impartialité, principe général du droit, à l’épreuve de situations diverses auxquelles ils peuvent être confrontés, notamment de conflits d’intérêts.
Le juge a ainsi confirmé sa préférence – à juste titre – pour le contrôle de l’application de ces principes, en évitant d’ériger une interdiction qui aurait conduit à une bien inutile rigidité.
Ecoutez le commentaire de Thibaut Adeline-Delvolvé diffusé sur Lexbase le 14/2/2020